42 Un entraînement exigent

Alors que Turandot se faufile dans les corridors et les allées de la Cité interdite, ses hommes d’armes répètent leurs techniques de combat. Soucieuse de disposer d’une armée aussi efficace que dévouée, l’impératrice a fait bâtir des salles d’entraînement et fait venir de grands maîtres de toutes parts de son empire jusqu’à la cité Interdite.

Avant son arrivée au pouvoir, il était courant que les grandes familles de l’empire disposent d’une école d’arts martiaux et des services de guerriers devenus professeurs. Le simple fait de survivre aux différentes guerres était la preuve de leurs talents. Sous la férule de ceux-ci, les élèves devenaient de redoutables combattants, totalement dévoués à leurs seigneurs et maîtres.

Certes, ils apprenaient divers techniques de combat avec des armes conventionnelles : sabre, arc et flèches, dague, hallebarde, mais aussi au bâton et à mains nues au cas où leurs armes se briseraient. Mais ceci n’était qu’une partie de leur instruction. Ils passaient également de longues heures à apprendre à respirer de sorte à optimiser la régénération du corps et à accroître l’énergie. Mais surtout, ils apprenaient l’art de suspendre leurs pensées.

D’une part, lors des combats, des pensées parasites détournant un tant soit peu le guerrier de sa lutte pouvaient causer sa perte. Le cas typique étant l’attention restée fixée sur un impact au lieu de poursuivre le combat. Le bref temps de latence ainsi occasionnée donnait l’opportunité à l’adversaire de porter un coup fatal.

D’autre part, le dévouement du guerrier à ses maître ne souffrait aucune défaillance, pas même la peur de la mort. Ainsi le voulait le code d’honneur appliqué par tout homme de valeur. Devenir guerrier impliquait un lien indissoluble avec son seigneur. Ce lien se traduisait par un sens du devoir et de l’obéissance absolu. La crainte de la mort pouvant mettre à mal cet idéal, on enseignait aux combattants l’art de faire le vide dans l’esprit pour y palier. Cela consistait en une répétition de gestes (par les entraînements ou par la pratique d’arts comme la calligraphie, la cérémonie du thé ou l’arrangement floral) ou de séances de méditation dans le but de se libérer de tout attachement aux biens et aux besoins terrestres. L’état de « non-esprit » ainsi obtenu permettait d’acquérir les automatismes et la fluidité nécessaires au combat, de faire preuve d’une détermination et d’un dévouement sans faille, ainsi que d’avoir une maîtrise de soi permanente y compris dans les situations les plus difficiles. Cette mise en condition du corps et de l’esprit résultait d’un entraînement répétitif, rigoureux, voire extrêmement sévère. Tous les postulant ne le supportaient pas. Seuls les élèves les plus déterminés persistaient dans leur apprentissage. Ainsi, les armés des grandes familles étaient constituées de guerriers d’excellence.

Cette qualité des forces armées aux services des nobles de l’empire fit ombrage à Turandot. Celle-ci craignit pour sa sécurité, ainsi que pour la sûreté et l’intégrité de son empire. En aucun cas, elle ne souhaitait revivre l’époque des perpétuelles guerres entre clans, lesquelles ravageaient les terres, tuaient massivement et mettaient l’autorité impériale en danger. Aussi convoqua-t-elle tous les grands maîtres à la Cité interdite. Elle leur imposa de quitter leurs seigneurs et de se mettre au service de l’armée impériale, sous peine de voir leurs familles emprisonnées et torturées. C’est ainsi que d’imminents professeurs instruisirent les guerriers de Turandot, au détriment des nobles de province. L’impératrice assurait ainsi sa sécurité et par la même occasion disposait ainsi d’une armée de haute qualité afin de conquérir enfin le royaume des sommets près des dieux et maintenir la paix et l’ordre au sein de l’empire.

  • DI MARINO Sergio, La philosophie des arts martiaux : origines, traditions et fondamentaux, Paris : De Vecchi, 2008.
  • TABATA Kazumi,  L’esprit martial : de la force mentale à la stratégie du combat : acquérir la puissance en appréhendant le fonctionnement interne de l’esprit, 2019, Budo.
  • JAZARIN Jean-Lucien,  Le judo, école de vie, Noisy-sur-Ecole (Seine-et-Marne) : Budo, 2011.
  • CAMILII Coralie, L’art du combat , Paris : PUF, 2020.
  • LEBIGOT Lionel, Aux sources du karaté : Fujian et Okinawa, Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine) : Atlande, 2017.
  • COOK Harry,  La grande histoire du karaté shôtôkan, Noisy-sur-Ecole (Seine-et-Marne) : Budo, 2004.
  • SHOSHIN Nagamine, Légendes des grands maîtres d’Okinawa, Paris : G. Trédaniel, 2005.
  • MUNENORI Yagyu, Le sabre de vie : les enseignements secrets de la maison du shôgun, Noisy-sur-Ecole (Seine-et-Marne) : Budo, 2018.
  • TAISEN Daeshimaru, Zen & budo : la voie du guerrier, Noisy-sur-Ecole (Seine-et-Marne) : Budo, 2014.

41 A l’aube

Dans le ciel, les étoiles commencent à s’effacer. C’est le signe pour les esprits de prendre congé. Spectres et démons replongent dans les profondeurs de la terre et la déesse Kali se dissout dans les airs. La dakini enjoint une dernière fois Calaf de garder l’esprit clairvoyant avant de s’envoler et de marcher à travers les cieux vers son monde.

Illustration Diane-Sophie DEVAL

Hébété, épuisé et tremblant, Calaf sort du cimetière tant bien que mal. En chancelant, il arpente les rues désertes de la capitale. Autour de lui, l’odeur du brûlé flotte et les bâtiment ravagés et noircis par des incendies laissent échapper de la fumée et des escarbilles. Le sol est jonché de débris de toutes sortes. La colère du peuple est passée par là. Le jeune prince regagne le quartier des tavernes, lequel est étrangement calme. Arrivé à son auberge, il aperçoit Adelma assise sur le toit et regardant fixement le ciel. Il la rejoint et, sans dire un mot, pose sa tête sur ses genoux. Celle-ci lui caresse doucement les cheveux, tout en continuant d’observer l’aube qui se lève. Des teintes blafardes de bleu chassent l’obscurité et les tout premiers rayons du soleil transparaissent derrière les lointaines montages, annonçant un jour nouveau.

Alors que l’aurore ne pointe pas encore, Turandot est assise dans son lit, l’esprit confus. Comme chaque nuit, elle n’a pas trouvé le sommeil. Dans la pénombre, elle revêt une robe blanche et vaporeuse, puis sort de sa chambre. D’un pas léger et rapide, elle parcours la les allées de la cité Interdite presque désertes, tel un fantôme. À cette heure, seule sa garde et les hommes d’armes sont dehors. Sur les esplanades et dans les cours, ils répètent les techniques de combat qui font d’eux des guerriers implacables.

40 Les maîtres du cimetière

Tout le cimetière danse furieusement, mis à part Calaf, pétrifié par le spectacle surnaturel et effrayant qui s’offre à lui. Le plus terrible à voir est la danse de Kâli qui s’agite de façon démente, animée de toute sa rage. De son épée, elle tranche tous les esprits se trouvant sur son passage et de sa langue pendante, elle lape leur leur sang avant qu’il ne s’écoule sur terre. À ses cris, une armée de divinités courroucées descendent des nuages. Leurs grimaces, leurs yeux révulsés et leurs dents aiguisés les font ressembler à des démons. Ce n’est pourtant pas le cas, et c’est bien aux démons qu’ils s’en prennent, armés de sabres et de poignards.

Des entrailles de la terre, des squelettes tout sourire sortent par des failles. Calaf reconnaît des maîtres du cimetière. Les moines de son monastère reprenaient leurs danses lors de grandes fêtes. Les squelettes symbolisaient l’évolution de l’esprit vers l’Éveil, la conscience claire comme les os débarrassés de la chaire. Ils bondissent joyeusement autour de Calaf, l’invitant à danser avec eux. L’un d’eux tient une figurine à l’effigie de Calaf et la transperce d’un coup de poignard.

Terrifié, le jeune prince voudrait plutôt fuir et se cacher. La dakini le retient. Elle lui murmure à l’oreille que le maître du cimetière a tué son ego. À présent, Calaf se doit de bien regarder toutes les forces à l’œuvre pour le protéger et le guider. Qu’il garde en tête l’image des danses et des combats quand il devra faire des choix et se trouver de nouveau submergé par la beauté de Turandot. Qu’il repense à cette nuit s’il doit répondre aux énigmes. Qu’il ne craigne pas la mort car elle peut représenter la fin des tourments de l’ego.

La dakini le pousse vers la ronde des maîtres du cimetière. En dansant avec eux, Calaf sent naître en lui, des forces nouvelles et son esprits s’éclaircir. Après cette nuit, même si sa vie est en grand danger, plus rien ne pourra l’effrayer.

Sources d’inspiration :

  • CLÉMENT Catherine, Promenade avec les dieux de l’Inde, Paris, Points, 2007.
  • ANGOT Michel, Les mythes de l’Inde, Paris : Seuil, 2019.
  • RICARD Matthieu, Moines danseurs du Tibet, Paris : Albin Michel, 1999.
  • Collectif, Visages des dieux, visages des hommes. Masques d’Asie, Collection Albums Beaux Livres – Hoëbeke, Série Abbaye Daoulas, Gallimard, 2006.
  • DISNEY Walt, Fantasia, séquence « Une nuit sur le mont chauve », Marne-la-Vallée : The Walt Disney Company, 2010.

Quelques vidéos de la Danse des Squelettes selon le bouddhisme tibétain :

Tibetan Skeleton Dance [Live at the 2002 Smithsonian Folklife Festival] – YouTube

Tibetan Skeleton Dance – YouTube

Skeleton Lords n Tibetan Horns n more at Gedong Festival Songzanlin in Shangri-La – YouTube

Plus d’image sur

39 La déesse Kali

L’ombre qui se détache dans la nuit, n’est autre que celle de Kāli. Il s’agit d’une terrible déesse liée à la destruction et que l’on rencontre régulièrement près des bûchers funéraires. Lorsque Calaf l’aperçoit, il est saisi d’effroi. Elle le fixe de ses trois yeux, toutes dents dehors. Ses cheveux sont dressés sur sa tête, elle a la langue pendante et surtout, elle porte un collier de cinquante têtes coupées (une par lettre de l’alphabet sanskrit). Il semble aussi au jeune prince qu’elle est revêtue d’une jupe faite de bras tranchés. De ses quatre bras, elle agite ses armes tranchantes dans les airs. Et pour cause, elle est la déesse de la destruction et de la dissolution. Sa mission auprès des autres dieux est de tuer les démons malfaisants. Elle n’est rebutée ni par la mort, ni par le sang, ni par quelque autre forme de souillure. Parée au combat, sa colère est permanente, sa rage infinie.

Calaf recule, prêt à fuir à toutes jambes. La dakini le retient. La déesse, si terrifiante soit elle, est comme une mère. Une mère terrible et pleine de fureur, certes. Mais quelle mère n’est pas redoutable lorsque son enfant est menacé. Dans sa mansuétude, Kāli a accepté de se servir de toute sa force et toute sa rage pour lui venir en aide.

Car Kāli ne détruit jamais pour le simple plaisir de semer le chaos et la désolation. Elle détruit pour que toutes choses soient mieux recréées ensuite. Elle supprime notamment tous les plaisirs fugaces pour mieux leur donner l’état de bonheur durable, à travers le vide de l’esprit, la Vacuité. Elle combat aussi l’ignorance.

D’un geste, Kāli élève à elle la fille de Mara, les spectres, les fantômes des prétendants ainsi que tous les esprits et démons. Une fois dans les airs, ils se remettent à danser de plus belle, avec frénésie. Ils s’agitent presque comme s’ils luttaient contre un ennemi invisible.

Sources :

  • Collectif, Dictionnaire de la sagesse orientale : bouddhisme, hindouisme, taoïsme, zen, Paris, Robert Laffont, 1989.
  • CLÉMENT Catherine, Promenade avec les dieux de l’Inde, Paris, Points, 2007.
  • ANGOT Michel, Les mythes de l’Inde, Paris : Seuil, 2019.
  • DISNEY Walt, Fantasia, séquence « Une nuit sur le mont chauve », Marne-la-Vallée : The Walt Disney Company, 2010.

38 La dakini

La fille de Mara interrompt sa danse. Le chant grave qui provient du cœur du cimetière ne lui dit rien qui vaille. La peur s’empare d’elle lorsqu’elle voit arriver sur elle une silhouette rouge. Une femme nue, à la peau écarlate et brillante, danse dans les airs comme portée par le vent. D’un air espiègle, elle joue à se cacher derrière la cime des arbres et à réapparaître.

La fille de Mara recule, peu rassurée. Elle a reconnu une dakini, une déité qui marche dans le ciel. Elle apporte la compréhension totale de la vérité et invite à l’Éveil. Pour la démone qui n’est que séduction et illusion, c’est une ennemie de taille.

Il n’est pas rare de trouver des dakinis dans les cimetières. Certaines sont protectrices des charniers, sanguinaires et se repaissent parfois de chaire humaine. Mais la dakini rouge qui vient d’apparaître est d’un autre genre. Elle représente la réalisation de la Vacuité. Son but est de faire prendre conscience de la non-existence des choses. Pour ce faire, elle dissipe les obstacles à la méditation et apporte la clarté de l’esprit.

Voyant Calaf en difficulté, face à la fille de Mara et aux spectres, elle décide de l’aider en le débarrassant de sa passion envahissante pour Turandot. Ainsi, la dakini se jette sur la fille de Mara, la plaque à terre et danse furieusement sur son corps. Avec ses grimaces courroucées, elle éloigne les spectres des prétendants. Calaf, dont les idées s’éclaircissent, s’incline devant elle.

La dakini se dit déçue de son attitude. Lui, élevé dans la sagesse depuis sa prime enfance et d’ordinaire si clairvoyant et si lucide ; comment peut-il se laisser aller à une passion si soudaine et si irraisonnée pour Turandot ? Sa beauté l’a égaré et l’idée de la posséder n’est qu’une illusion, un malheur et un manque de compassion.

À cela, Calaf rétorque que rien n’est plus brutal et incontrôlable que l’amour ; que sa passion pour Turandot est devenue sa raison de vivre et que sans elle, son existence ne sera que souffrance. Le monde est beau, accueillant, harmonieux et vivable seulement parce que l’amour y est présent, conclut-il, aussi inexorable et chaotique soit-il.

De ses trois yeux qui regardent le monde sans filtre, la dakini voit que les paroles du prince déclenchent un enthousiasme malveillant chez les spectres des prétendants. Ceux-ci voient Calaf rongé par la même fièvre qu’eux autrefois et se réjouissent d’avance de son échec à l’épreuve des énigmes. D’un coup, tout ce que le cimetière compte d’esprits malfaisants, de démons et d’âmes errantes s’élèvent dans les airs. S’ensuit une danse effrénée dans les fumées d’encens et de bûchers.

Le rythme fait tourner la tête de Calaf. De gigantesques flammes sortent de terre. Tous les êtres surnaturels chantent à tue-tête à la gloire de la folie, de la beauté qui ruine toutes choses et du bonheur qui n’est qu’éphémère. Ils défilent en une grande parade, portant des lanternes défraichies et déchirées, dansant de façon obscène, grimaçant à qui mieux mieux et en bondissant dans les airs. Les fantômes glissent gracieusement le long des courants d’air et des fumées. Ils ont parfois l’aspect de la personne qu’ils étaient de leur vivant, ou sont à l’état de squelette ou même ne se présentent que comme une forme humaine sous un linceul, selon l’état de décomposition de leur cadavre. Tous semblent heureux de retrouver l’air libre.

Le rire tonitruant de la dakini domine ce chaos aussi effroyable que joyeux. Elle aussi s’est lancée dans une danse démente. Seulement, tous les êtres surnaturels reculent devant elle et prennent peur quand elle s’approche d’eux. En regardant vers le haut, la dakini éclate de nouveau dans un grand rire clair. Dans le ciel étoilé, une ombre immense se détache.

Sources d’inspiration

  • Edou Jérôme, Machik Labdrön, femme et dakini du Tibet, Point Sagesse, 2003.
  • MIDAL Fabrice, Mythes et dieux tibétains : une entrée dans le monde sacré, Paris, Éditions du Seuil, 2000.
  • DISNEY Walt, Fantasia, séquence « Une nuit sur le mont chauve », Marne-la-Vallée : The Walt Disney Company, 2010.
  • TAKAHATA Isao, Pompoko, Buena Vista Home Intertainment, 2006.
https://www.pinterest.fr/turandoscope/danse-des-esprits/_tools/organize/..

37 La fille de Mara

Dans le carré réservé aux prétendants exécutés, les spectres des princes regardent Calaf d’un mauvais œil. Comme toutes les âmes errantes, ils le jalousent pour les nombreuses années de vie qui s’offrent encore à lui. Certains ne supportent pas l’idée qu’il puisse réussir l’épreuve des énigmes à laquelle ils ont échoué. D’autres, narquois, rient de son trouble et compte bien le malmener pour se moquer de lui. Afin de le déranger dans sa méditation, ils se rassemblent autour de lui, chacun sa tête à la main. Bien décidés à le tourmenter et souhaitant qu’il soit exécuté, ils tournent autour de lui, en gémissant « Si tu l’appelles, elle apparaîtra, celle qui nous fait rêver, même morts. Fais qu’elle parle ! Fais que nous l’entendions ! Je l’aime, je l’aime ![1] ». Alors Calaf fait entorse à sa recherche de vérité et clairvoyance. Sous le coup de la colère et de la passion, il hurle « Non, non ! Moi seul l’aime ! ».

A ces mots, un grand éclat de rire retentit dans le cimetière. Une femme surgit de l’ombre des tombes et des arbres, en ondulant avec grâce. Elle s’approche de Calaf et lui caresse le visage, en lui susurrant : « Tu n’es seul à aimer la sublime Turandot, mais tu es seul ici à avoir l’avantage d’être vivant ». Devant lui, elle danse sensuellement, en vantant les charmes de l’amour, de la beauté et de l’exaltation des sens. Calaf est hypnotisé. Plus il regarde la femme danser, plus il est convaincu que son destin est d’épouser l’impératrice. Il n’a malheureusement pas reconnu dans cette belle femme, l’une des filles du démon Mara.

fille_de_mara

 

Mara est le maître des passions et des désirs. Ennemi de la clairvoyance, il fait obstacle dès qu’il le peut au cheminement des Hommes vers l’Illumination. Selon la légende, il aurait tenté de distraire Bouddha lui-même de sa méditation. N’y parvenant pas, il a dépêché ses filles pour le séduire. Elles n’eurent pas plus de succès.

Mara

Calaf, élevé dans la sagesse depuis sa naissance serait une prise de choix, pour lui. Mara a ainsi demandé à l’une de ses filles d’exciter son amour pour Turandot afin qu’il tente l’épreuve des énigmes avec l’esprit troublé et échoue. Il pourra alors le torturer dans son royaume infernal. Ainsi sa fille danse devant lui, avec légèreté, accompagnée des spectres des prétendants. Elle en appelle aux passions de Calaf pour qu’il parte frapper le gong. Soudain, à la danse de la démone, répond un chant grave provenant du tréfonds du cimetière.

Sources d’inspiration :

Dictionnaire de la sagesse orientale : bouddhisme, hindouisme, taoïsme, zen, Paris, Robert Laffont, 1989.

[1] Giuseppe ADAMI et Renato SIMONI, livret de l’opéra Turandot.

095c one of Mara's Daughters, photograph by Anandajoti Bhikkhu

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36 Au cimetière

Le cimetière où pénètre Calaf est à l’image du foisonnement de la capitale. Il regroupe les tombes les plus hétéroclites qui soient, à l’image des différentes croyances des défunts : tombes en hémicycles, stupas, simples stèles, et même croissants de lune, étoiles de David et croix pour les marchands étrangers. On trouve aussi un champ de crémation pour ceux qui croient en la réincarnation.

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Illustration : Diane-Sophie Deval (http://dsart.free.fr/index.html)

 

La fumée qui se dégage des bûchers et des bâtons d’encens donne une atmosphère fantomatique. De l’enceinte de la Cité interdite ou de l’intérieur du cimetière, Calaf se demande quel est l’endroit le plus périlleux. En effet, le cimetière est peuplé d’êtres inquiétants. On y croise des dévots qui méditent, assis sur le torse de cadavres. Il s’agit pour eux de combattre l’effroi causé par la mort, ou bien de communiquer avec les esprits en prenant possession de l’esprit du mort.

Mais surtout, le cimetière est le lieu où l’on risque le plus de rencontrer des revenants et des démons. De nombreux habitants de la capitale croient que les âmes des personnes mortes prématurément reviennent hanter le monde des vivants, sous forme d’esprits malfaisants, errant de par le monde, sans au-delà où se rendre. Les spectres apparaissent également lorsque les rites funéraires sont mal exécutés. Les âmes des prétendants font particulièrement peur. Comme ils ont tous été tués dans la force de l’âge, et qu’ils n’ont pas épuisé leur lot de vie, les vivants redoutent leur jalousie et leur vengeance. Ils ne sont pas les seuls à effrayer la population. Les âmes errantes des victimes de meurtres, des accidentés et des femmes mortes en couche sont également réputées tourmenter ceux qui restent après eux.

 

Aux côtés des spectres errants, on trouve souvent des démons. Ils incarnent les péchés des vivants : violence, luxure, gloutonnerie,… Ils vivent presque nus et sont reconnaissables à leurs cornes et à leurs couleurs éclatantes. Dotés de crocs acérés, ils aiment à dévorer leurs victimes. Comme trophées, ils gardent la peau de leurs proies dont ils se drapent et se parent de leurs os qu’ils ont sculptés en ornements. Lorsqu’ils sont présents dans les enfers, ce sont eux qui torturent les défunts coupables de crimes durant leur vie.

 

Dans cette atmosphère menaçante, Calaf sent son esprit se troubler. Rongé par la terreur et la fatigue, il s’assit sous un figuier pour faire le vide dans son esprit et y voir plus clair. Comme il l’a appris au monastère, la vacuité seule conduit à la vérité et la vérité pure chasse les peurs. Seulement, des êtres étranges ont décidé de troubler sa paix…

Sources d’inspiration

  • LENOIR Frédéric (sous la direction de), La mort et l’immortalité : encyclopédie des savoirs et des croyances, Paris, Bayard, 2004.
  • MIDAL Fabrice, Mythes et dieux tibétains, une entrée dans le monde sacré, Paris, Edition du Seuil, 2000.
  • GODELIER Maurice (sous la direction de), La mort et ses au-delà, Paris, CNRS Editions, 2014.
  • CLÉMENT Catherine, Promenade avec les dieux de l’Inde, Paris, Points, 2007.
  • FAURE Bernard, La mort dans les religions d’Asie, un exposé pour comprendre, un essai pour réfléchir, Paris, Flammarion, 1994.

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35 Le dédale de la Cité Interdite

Alors qu’elle se délasse dans son pavillon, en compagnie des musiciennes, Turandot ressent un puissant malaise. Après que la suivante Lin a fait son entrée dans sa chambre, elle se sent épiée.

Il est temps pour Calaf de partir discrètement. Une fois dehors, il se retrouve dans un dédale de pierre, dans lequel il n’a aucun point de repère. À tâtons, en se dissimulant aux regards des gardes qui patrouillent, il tente de sortir de la Cité interdite.  Or il ne trouve sur son chemin que des successions de pavillons, de stupas, de cours, de terrasses, de galeries, de magasins, de portiques, d’allées couvertes… mais en aucun cas la grande Porte du Midi par laquelle il est entré. Tout autour de lui n’est que suite de pleins et de vides, lesquels brouillent tous les repères.

Cité-interdite

La tâche se complique lorsqu’il passe à côté des énormes brûle-parfums disséminés dans tout le complexe. Ceux-ci déversent de lourds nuages de fumés complètement opaques qui masquent les bâtiments. Leur fonction est de donner un aspect fantasmagorique au palais et ainsi renforcer le caractère divin de Turandot. De plus, le bois de santal qui est brûlé laisse échapper des effluves capiteux qui troublent l’esprit de Calaf. Plus il essaie de trouver portes et murailles, plus il s’enfonce au cœur de la cité.

Et pourtant, s’il possédait les rudiments d’architecture concernant la Cité interdite, il pourrait s’orienter. Selon les principes traditionnels de géomancie, le complexe a été bâti sur un axe Nord-Sud. La partie sud est « yang » et ouverte vers l’extérieur. Elle est dédiée à la manifestation du pouvoir, aux tâches officielles, au devoir de représentation. On y trouve les salles d’audience, les salles de réception, les pavillons abritant les cabinets de travail. Un espace regroupe également les stèles érigées à la mémoire des mandarins les plus méritants.

La partie nord est « yin », concerne l’intérieur, et est consacrée à la sphère privée. Y ont été construits les appartements impériaux, les logements des dignitaires, des suivantes, des eunuques et des concubines de l’empereur détrôné. C’est également dans cette partie de la cité que Turandot reçoit ses conseillers ou les ambassades étrangères à ses banquets.

Allée

Au centre de la Cité interdite, se dresse la majestueuse salle du trône. En y prenant place, l’empereur ou Turandot incarne la voie du milieu chère au bouddhisme, la juste mesure de toute chose. Ils sont à la place centrale entre le titre de Fils ou de Fille du Ciel et leur rôle de père ou mère du peuple.

Calaf, qui ignore complètement qu’il vient de sortir de la partie « yin » de la cité, se cache du mieux qu’il peut : derrière un éléphant-cariatide, derrière la statue en bronze d’un lion-dragon censé protéger le pouvoir, emprunte les allées réservées aux domestiques, pour plus de discrétion.

Enfin, il parvient à atteindre l’épais mur d’enceinte qui protège la Cité interdite. Sa force lui permet de l’escalader. À la faveur de la nuit, il n’est pas repéré. En descendant de l’autre côté, qu’elle n’est pas sa surprise d’arriver dans un cimetière. Un drôle de cimetière qui semble bien animé…

Sources d’inspiration :

  • Cité interdite de Pékin
  • Cité interdite de Hué
  • JAVARY Cyrille, Dans la cité pourpre interdite, promenade yin-yang, Arles, éditions Philippe Piquier, 2009.
  • Collectif, L’art de l’Asie du sud-est, Paris, Citadelles & Mazenod, 1994.

 

portail

34 Quand la musique adoucit ou excite les mœurs.

Une rumeur dans la capitale prétend que l’impératrice Turandot ne dort jamais. Ce bruit qui court n’est pas si éloigné de la vérité. Le soir tombé, la souveraine veille le plus possible pour écouter de la musique en cachette, dans ses appartements.

En effet, en tant qu’impératrice et Fille du Ciel, Turandot a un devoir de régulation de la musique. Traditionnellement, la musique de cour se doit être d’être élevée et ordonnée. Elle doit favoriser l’harmonie entre le Ciel et la Terre, entre le Yin et le Yang, ainsi que la bonne ordonnance du monde. Cet ordre est garantie par les pouvoirs magiques normalement prêtés à aux empereurs. Chacun d’eux doit renouveler la musique au début de son règne, afin de lui donner un nouvel élan après la mort du précédent empereur. Ceci implique une excellente instruction musicale. Par conséquent, le maître de musique a une place prépondérante à la cour.

homme jouant de la pipa

Il est admis que si la musique devient décadente, lascive ou trop vive, cela peut déclencher des calamités. L’élan vital est perturbé et les esprits se troublent. Alors le peuple mécontent peut se soulever. C’est pourquoi les ministres taoïstes de Turandot voudraient bannir la musique de la Cité interdite, voire de la capitale.

Afin de calmer les esprits et de se démarquer du règne décadent de son père, Turandot a adopté des chants à caractère moral, venus de l’archipel de l’aube. Souvent inspirés de faits divers, ces chants racontent souvent la chute d’un fils ou d’une fille de bonne famille vers les bas-fonds et proposent un heureux dénouement par l’entremise de Bouddha ou d’un autre dieu. Aussi espère-t-elle que ce genre musical inspirera aux courtisans de la Cité interdite de la compassion pour le peuple, le sens des responsabilités, et freinera leur tentation de s’enrichir par la corruption.

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Cependant, Turandot n’aime pas l’austérité de ce style de musique. Elle ne goûte pas non plus les musiques de cérémonie dont la beauté est mesurée à l’aune des sonorités grandioses. Elle préfère les chants poétiques des courtisanes qu’elle a entendus lors de ses escapades dans les rues de la capitale ou par le biais des lettrés qui entretiennent des relations avec des chanteuses.

Aussi le soir, Turandot fait venir discrètement des musiciennes des maisons de plaisir les plus raffinées. Au son de la harpe, des cithares, de la flûte et du pippa, les artistes chantent les passions, les sentiments violents, la beauté de la nature et la grandeur des rêves. Ces mélodies vives issues des airs populaires sont absolument interdites aux empereurs. Les courtisanes profitent également de ces liens privilégiés avec l’impératrice pour l’informer de l’infortune de leurs consœurs des maisons des fleurs.

C’est ainsi que Calaf découvre Turandot, loin de la froideur qu’elle affiche lors de ses apparitions publiques. Il s’en éprend encore davantage.

musique

Sources d’inspiration :

  • RAULT Lucie, Musiques de la tradition chinoise, Paris, Cité de la musique, Arles, Actes Sud, 2000
  • TAMBA Akira, La musique classique du Japon : du XVe siècle à nos jours, Aurillac, Publications orientalistes de France, 2001.
  • COLLECTIF, La vie des Chinois au temps des Ming, Paris, Larousse, 2003.

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33 Parfums envoûtants

Caché derrière le paravent, Calaf est submergé par les parfums qui flottent dans la chambre de Turandot. Comme dans tout intérieur de maison honorable, les encens brûlent à foison.

La capitale impériale entretenant des relations commerciales très fortes avec les villes et les royaumes voisins, les échanges de matières odoriférantes sont prolifiques. Sur les marchés, on trouve de nombreuses essences : bois d’aigle, clous de girofle, oliban, benjoin, camphre, musc, résine de liquidambar, bois de santal,…

Chez toutes les élites, on aime à mélanger ces différentes matières, créer de nouveaux parfums et mettre au point des recettes. On trouve les parfums principalement sous forme d’encens servant à embaumer l’air des maisons, ou dégageant la fumée nécessaire à la communication avec les dieux. L’essence la plus prisée est le bois d’aigle qu’on retrouve dans un grand nombre de compositions. Quant à Turandot, elle préfère le bois de santal. Pour sa préparation, il est grillé, réduit en poudre et mélangé à du miel pour obtenir une pâte odorante. Quand les affaires de l’État lui laisse un peu de répit, l’impératrice aime à créer ses propres recettes de parfum. Comme tous les lettrés, elle organise des « sessions d’encens » durant lesquelles elle respire ses encens en compagnie choisie, comme on déguste le thé ensemble ou on admire une peinture.

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Justement, lorsque que Calaf s’est apprêté à entrer discrètement dans la chambre de Turandot, celle-ci a réuni son cercle de suivantes pour humer les effluves de sa dernière création. Pour ce faire, elle a installé des brûle-parfums en argent dont la forme évoque les montagnes. Elle a également fait confectionner des sceaux d’encens dont les lignes labyrinthiques se consument peu à peu.

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Brûle-parfum boshan lu, en forme de montagne

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En passant

32 Céramiques et décors secrets

La dame de compagnie Lin Luo-Tien conduit Calaf à travers le dédale de la Cité Interdite d’un pas extrêmement rapide. Elle va si vite qu’en la suivant, il ne peut se repérer.

Arrivés aux appartements de Turandot, Lin Luo-Tien laisse Calaf dans une antichambre. Il s’agit d’une pièce étrange dont les murs sont couverts de faïences et qui est remplie d’objets en céramiques « bleu et blanc ». Tous sont des tributs envoyés par les vassaux de Turandot.

Céramiques

En effet, l’impératrice, au fait de sa puissance, entretient des rapports de protection avec les seigneurs et les rois voisins. Ils ne sont pas ses subordonnés mais ils peuvent demander son aide en cas d’attaque d’un pays ennemi. Tous les trois ans, une ambassade de vassaux se rend à la Cité Interdite pour honorer la cérémonie du tribut. Les ambassadeurs rendent hommage à la puissance de Turandot en lui offrant de magnifiques présents. Connaissant son goût, ils lui envoient entre autres, nombre de céramiques confectionnées par les meilleurs artisans. En retour, elle se doit de leur offrir des présents plus somptueux encore, car le tribut est un « jeu politique basé sur l’obligation de donner, de recevoir et de rendre ».

Les pièces sont décorées au bleu de cobalt, un métal rare qu’il faut importer de Perse sous forme de pains de verre. La réalisation des motifs nécessite une grande dextérité car l’application du bleu de cobalt est définitive et ne permet aucune correction en cas d’erreur. Ceci explique le grand prix et le prestige de ces présents.

Selon la tradition, les décors des céramiques sont chargés de sens et se veulent être un véritable langage pictural. Chaque motif porte une symbolique ou bien sa prononciation dans la langue de Turandot a un homophone qui lui prête une valeur. Par exemple, les mots « chauve-souris » et « bonheur » ont des sonorités proches. Offrir un vase représentant des chauves-souris revient à souhaiter beaucoup de bonheur à son receveur, puisque qu’offrir des objets décorés revient à former des vœux en faveur de leur destinataire. Ceci n’est pas anodin car la croyance veut que l’image influe sur l’existence humaine.

Céramiques-cercles

En observant les pots, jarres, vases, plats et autres verseuses, Calaf distingue plusieurs motifs récurrents :

  • L’orchidée représentant la droiture et la vertu morale qui s’épanouissent malgré un milieu hostile
  • la carpe argentée signifiant la pureté et l’incorruptibilité
  • le chrysanthème, homophone du mot « pérennité » symboles du lettré qui résiste à la disgrâce et à l’impopularité comme cette fleur qui résiste à la rigueur de l’hiver
  • le cerisier qui représente la voie vers l’immortalité
  • le pêcher et le pin, symboles de longévité
  • et enfin, le phénix, emblème des impératrices

Calaf est soudainement interrompu dans son observation des céramiques, par Lin Luo-Tien qui le fait entrer discrètement dans la chambre de l’impératrice. Elle le cache derrière un paravent. Par les interstices, Calaf peut contempler Turandot tout à loisir.

 

Sources d’inspiration :

  • NOPPE Catherine, HUBERT Jean-François, Les Arts du Vietnam, Paris, Parkstone, 2002.
  • NOPPE Catherine, HUBERT Jean-François, Arts du Vietnam. La fleur du pêcher et l’oiseau d’azur, Tournai, La Renaissance du Livre, 2002.
  • NICKLES VAN OSSELT Estelle, Cinq bonheurs : messages cachés dans l’art chinois, Milan, 5 Continents Editions, 2011.

Pour admirer davantage de céramiques, rendez-vous sur Pinterest :

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(Hué)

En passant

31 Un gong au milieu de la place

Une fois la foule dispersée, Calaf remarque sur l’esplanade, le gigantesque gong de quatre mètres de diamètre, monté sur une estrade. Il ne s’agit pas du seul dans la capitale impériale.

De nombreux gongs de différentes tailles sont disposés en ville, dans les rues ou dans les temples. Tous servent à communiquer avec les dieux, à envoyer des vœux vers le ciel ou à faire acte d’expiation. Le brouhaha de la capitale est continuellement ponctué de résonances métalliques.

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Le gong de l’esplanade est tellement extraordinaire par sa taille et si proche de la Cité interdite que les prétendants de Turandot ont pris l’habitude d’y frapper trois coups afin signifier leur intention de se porter candidat aux énigmes.

Ainsi quelle n’est pas la panique d’Adelma lorsqu’elle voit Calaf juché sur l’estrade, en train de caresser le disque du gong du bout des doigts. Son angoisse est partagée par les trois conseillers sortis de la Cité interdite pour vérifier l’évacuation du cadavre du prince de Perse et évaluer l’ampleur de l’émeute.

 

Ils tentent par tous les moyens de le faire descendre. Selon eux, l’encre servant à rédiger les édits est plus limpide que les énigmes de Turandot. De plus, y répondre est le privilège des « imbéciles de sang royal » uniquement. Sous le regard consterné d’Adelma, Calaf révèle alors son statut. Les conseillers n’en reviennent pas : ils se tiennent devant le fils de leur ennemi, le roi des « sommets près des dieux ». Durant vingt ans, les armées de l’impératrice et de l’ancien empereur avaient cherché à le tuer.

Leurs cris de stupeur attirent l’une des suivantes de Turandot. Elle réclame le silence pour préserver le repos de l’impératrice. En voyant le regard enfiévré de l’étranger devant elle et en apprenant son rang, elle l’invite à la suivre afin de contempler la souveraine dans ses appartements… à ses risques et périls.

 

Sources d’inspiration :

KERSALÉ Patrick, Musiques au pays des temples d’or, Lyon, Lugdivine édition, 2007.

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30 Beautés fatales

Après l’exécution du prince de Perse, les seuls dans la foule furieuse à ne pas céder au délire collectif sont Calaf et Adelma. Fraîchement arrivés dans la capitale, ils n’ont pas encore été empoisonnés par l’air vicié de la cité et ne se sont pas laissés gagner par la rancœur à l’encontre de l’impératrice. Tapis dans une ruelle, ils attendent que l’émeute dévastatrice passe son chemin. Cependant, comme les cinquante autres prétendants, Calaf a été frappé par la beauté de Turandot. Une beauté fatale qui lui fait perdre la raison et le met en danger de mort.

Publié en 1924, l’opéra Turandot vient au terme d’un courant artistique où le thème de la femme coupeuse de têtes est récurent et dont l’âge d’or se situe à la fin du XIXe siècle. Judith et surtout Salomé sont deux figures majeures de cette époque, maintes fois célébrées par les peintres, les écrivains, les illustrateurs, les compositeurs,…

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Illustration d’Aubrey Beardsley pour la tragédie d’Oscar Wilde, « Salomé ».

 

Elles fascinent d’autant plus, qu’à la violence qu’elles incarnent, elles ajoutent un érotisme ostentatoire. Le plaisir qu’elles éprouvent à donner la mort est sans équivoque. Elles sont parées d’ornements venus d’un Orient fantasmé qui les rendent plus mystérieuses et accentuent le désir. Leur beauté sert d’appât et de piège.

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Franz Stuck, « Salomé »

 

Cette époque est l’âge d’or de la femme fatale et des demi-mondaines susceptibles de ruiner des fortunes, des vies, voire des dynasties. Elles brisent radicalement les obligations de discrétion et d’effacement auxquelles sont traditionnellement tenues les femmes. C’est aussi en ce temps-là que Freud fait le lien entre décapitation et castration. Plus tard, la décapitation d’un homme par une femme sera associée à la vengeance post-défloration, ainsi qu’à un jeu pervers et masturbatoire.

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Gustav Klimt, « Judith et Holopherne 1 »

Turandot s’inscrit pleinement dans cette lignée de femmes fatales. Comme elles, elle apparaît comme monstrueuse à plusieurs égards. D’abord elle inverse le rapport de force traditionnel, en prenant le pouvoir sur les hommes. Puis elle leur coupe la tête afin de se prémunir d’un éventuel viol qui la priverait de son intégrité et de sa puissance. Par conséquent, sa beauté qui attire tant de soupirants, est une véritable malédiction. Cette beauté si incompatible avec sa violence la rend terrifiante.

Turandot, comme Judith ou Salomé, est un scandale à elle toute seule. Elle réveille la peur profonde de réduire les hommes à néant, en gérant son empire et sa vie par elle-même, sans l’aide d’un époux. Un simple regard vers elle a été fatal à Calaf. Convoiter cette femme signifie pour lui qu’il encourt la mort. L’enjeu pour lui est de se rapprocher de Turandot, tout en restant en vie.

Les beautés fatales, consœurs de Turandot, célébrées dans l’Art, sont à retrouver dans cette galerie :  pinterest-logo

Sources d’inspiration

  • KRISTEVA Julia, Visions capitales : art et rituel de la décapitation, Paris, La Martinière, Fayard, 2013
  • DI STEFANO Eva, Gustav Klimt, l’or de la séduction, Paris, Gründ, 2007
  • LAURENS Camille, Les fiancées du diable. Enquête sur les femmes terrifiantes, Paris, Editions du Toucan, 2011
  • TRITTER Jean-Louis, Mythes de l’Orient en Occident, Paris, Ellipse, 2012

29 La mort du prince de Perse

A la beauté de Turandot, répond celle du prince de Perse. L’harmonie de ses traits, la profondeur de son regard, la sérénité de son visage subjuguent l’assemblée. Baigné par la lumière de la lune, il est comme une apparition surnaturelle.

Contrairement aux autres prétendants condamnés, il marche fièrement, garde la tête haute et esquisse même un léger sourire extatique. Face à tant de dignité, la foule se fige d’abord de stupeur, avant de se laisser séduire. Dès lors, il n’est plus question que Turandot sacrifie le prince. Aux cris de haine, succèdent les demandes de grâce, les plaintes et les gémissements.

Le silence étant la seule réponse, les habitants se laissent aller à une détresse spectaculaire. Des femmes tentent de passer les cordons de soldats pour s’agripper au condamné, d’autres s’évanouissent. Des hommes s’infligent des blessures avec leurs propres armes. Il en faut plus que cela pour émouvoir l’impératrice. C’est froidement qu’elle donne le signal de l’exécution.

Le prince de Perse crie, une dernière fois, le nom de Turandot avant d’avoir la tête tranchée. La foule se bat pour l’obtenir, comme une précieuse relique. La fascination, la détresse et la déception virent à l’émeute. Les spectateurs ne pouvant passer les puissantes murailles de la Cité interdite, s’attaquent à ce qui fait la richesse de la capitale : port, péages, marchés, bibliothèque,… semant chaos et destruction sur son passage. Calaf ne peut qu’assister, impuissant, au saccage, non sans s’être réfugié dans une ruelle abandonnée.

28 Belle à mourir

Étrange obsession pour la beauté, en ce règne de  Turandot. Pour elle, on sacrifie ou on épargne.  Si nous connaissions les traits de la souveraine, nous pourrions peut-être comprendre la raison d’un tel engouement. Hélas, il semble que son portrait se soit évaporé au fil du temps. Nous ne connaissons d’elle qu’une description.

En effet, après la chute de la dynastie de Turandot, les eaux du fleuve Yin charrièrent les chroniques d’un lettré. Presque tout le rouleau est illisible, mais l’encre du texte qui suit ne s’est pas effacée.

« Notre mère céleste jouie d’une beauté taillé dans le marbre blanc et le diamant. Sa splendeur est à l’image de la Cité Interdite, ni le temps ni la mort ne peuvent la flétrir. Les passions glissent sur sa peau et laisse parfait et intact son visage, lequel restera inchangé pour dix mille années de vie. Les hommes de notre empire savent apprécier cette beauté qui fait injure à la fragilité. Ils la contemplent de loin, en admirant l’harmonie de ses traits, comme on contemple les peintures des maîtres ou les grands bouddhas sculptés dans la pierre. Aucun d’eux ne s’est encore consumé dans un amour irraisonné. Les princes étrangers qui ne connaissent de Turandot que ses portraits et non son âme, ne peuvent comprendre sa beauté. Rendus fous par la magnificence de son visage, ils veulent s’en emparer comme on vole un bijou ou comme on se goinfre d’un morceau de viande. Ils ne savent pas que l’impératrice vivra dix mille ans, ni ne devinent que sa beauté s’inscrit dans l’éternité. C’est pourquoi je les méprise et ne pleure pas leur mort. La beauté noble et immuable ne peut s’offrir qu’à celui qui sait l’apprécier. Celui qui la souille n’est pas digne de vivre. »

Nous ne savons rien aujourd’hui du visage ou de l’apparence de Turandot. Il se dit que les mères des prétendants décapités ont brûlé tous ses portraits. D’aucun le déplore, d’autres s’en réjouissent. C’est ainsi, à en croire ces deniers, que sa beauté appartient à l’éternité et que son parfum reste impérissable. À la voir aujourd’hui, nous pourrions ne pas comprendre la fascination qu’elle exerçait. Les critères esthétiques de son époque sont-ils toujours valables pour nous ? Rien n’est moins sûr.

Par sa beauté qui est à l’image de la Cité interdite, Turandot est immortelle et son souvenir vivace. Tel était son souhait ; telle est sa plus grande réussite.

Sources :

  • CUNMING Zhu, FERNANDEZ Dominique, La beauté, Paris, Desclée de Brouwer ; Shanghai : Presses artistiques et littéraires de Shanghai, 2000
  • CHENG François, Cinq méditation sur la beauté, Paris, Albin Michel, 2006.

Les portraits de Turandot ont été détruits, mais nous pouvons essayer de nous faire une idée de son visage avec cette galerie : pinterest-logo

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27 Pourquoi Turandot fait-elle décapiter ses prétendants ?

Les retrouvailles entre Calaf, Timur et Adelma tournent court. Poussé par la curiosité, le prince sort de l’auberge et suit l’émeut jusqu’à l’esplanade devant la Cité Interdite. Tous veulent assister à la décapitation du prince de Perse. Hurlements et insultes fusent à l’encontre du jeune prétendant. Les clameurs s’accroissent lorsque s’ouvrent les portes de la Cité interdite. Calaf observe, horrifié, la foule saluer bruyamment le bourreau qui en sort, et lui réclamer, à grand cris, des flots de sang.

Soudain, la stupeur saisit les habitants de la capitale impériale. A la lueur de la lune qui vient de se lever, chacun découvre le beau visage du prince de Perse. Un silence de mort pèse sur l’esplanade, tant l’assemblée est touchée par la jeunesse, la beauté et la dignité du condamné.

Turandot apparaît à la loge incrustée à la muraille de la Cité Interdite. Les cris reprennent, mais contre l’impératrice, cette fois. Le prince de Perse est si jeune et si beau qu’il ne peut mourir. Tous réclament sa grâce et gémissent à l’arrivée du cortège funéraires.

 

Mais pourquoi Turandot fait-elle décapiter ses prétendants au lieu de les emprisonner ou de les bannir ?

Les considérant coupables du crime le plus grave qui soit à son égard, à savoir prétendre à la posséder sans en être digne, l’impératrice applique la peine la plus sévère qui puisse leur être infligée.

Dans la pensée de ce temps, chacun détient un corps prêté par ses ancêtres et doit le restituer dans son intégralité après la mort. En mutilant ses prétendants, Turandot ne se contente pas de les châtier eux-mêmes par la peine de mort, mais plonge également leur famille dans l’infamie en la blessant dans son honneur domestique et dans le culte de ses ancêtres. Par la dureté de cette peine, elle espère dissuader les autres princes d’aspirer à l’épouser. Cependant, il s’avère que sa beauté est tellement renommée, que cette stratégie ne fonctionne pas.

 

Source : GRANET Marcel, La religion des chinois, Paris, éditions Albin Michel, 1998.

 

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26 L’art de la guerre

Afin de tenter de prendre le royaume de Timur, l’empereur Altoum, le père de Turandot, menait des campagnes longues et extrêmement coûteuses. À son avènement, Turandot changea les habitudes de combats pour garantir son succès dans les batailles.

Elle renouvela d’abord son corps d’armée en y incorporant des guerriers venus des steppes du nord et des îles du soleil levant.

Les premiers étaient habitués au froid qui régnait dans le royaume des sommets près des dieux. Ils étaient surtout réputés pour l’efficacité de leurs ruses, en temps de guerre. L’armée officielle n’attaquait jamais sans qu’une première vague d’assaillants pillât le territoire à prendre et y semât la panique. La progression des troupes devaient être ainsi facilitée. Grâce à des mannequins montés sur des chevaux, les guerriers des steppes donnaient l’illusion d’un mouvement de troupe et faussaient les stratégies de combat de l’autre camp. Ils feignaient aussi des retraites pour attirer les adversaires dans des embuscades. Le but de ces manœuvres était l’encerclement des armées ennemies afin de mieux les détruire.

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Les guerriers des îles du soleil levant offraient deux atouts. D’une part, la grande qualité de leurs armes. Leurs meilleurs sabres, forgés dans l’acier ferrugineux, pouvaient fendre les armures, sans se rompre. D’autre part, la probité des chevaliers en faisait des combattants hors paire. Leurs trois valeurs maîtresses étaient loyauté, esprit de justice et bravoure. Turandot s’allouait ainsi les services de guerriers parfaitement dévoués à leur suzeraine. Elle savait que leur totale maîtrise d’eux-mêmes les conduisait à ne pas craindre la mort et à s’adapter à toutes situations.

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L’impératrice prit enfin la peine de lire un traité sur l’art de la guerre particulièrement moderne. Il recommandait des campagnes courtes afin de préserver les finances, les armes et le moral des troupes. Le livre conseillait également aux officiers de se rendre proches de leurs hommes afin de démultiplier leur motivation et leur courage, et prônait la guerre de harcèlement pour épuiser l’ennemi. Riche de cette lecture, Turandot créa des armées permanentes et des casernes, restructura la hiérarchie, développa son réseau d’espions et mit au point diverses stratégies d’attaques.

C’est par une série d’attaques imprévisibles qu’elle envahit le royaume près des dieux et qu’elle poussa Timur à se retrancher dans sa dernière forteresse encore debout. Elle donna l’ordre à ses ingénieurs de percer des tunnels, pendant que les guerriers des steppes du nord harcelaient les occupants, jours et nuits, avec des tirs de flèches. Ils projetèrent également de la graisse humaine liquéfiée et allumèrent un incendie gigantesque. Le feu était impossible à éteindre. Ainsi tomba le dzong et avec lui le roi Timur. Turandot se rapprochait du siège des dieux.

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Sources :

  • DE PLANCARPIN Jean, Dans l’empire mongol, Toulouse, Anacharsis, 2014
  • SUN Tzu, L’art de la guerre, Paris, Flammarion, 1972.
  • CALVET Robert, Une histoire des samouraïs, Paris, Larousse, 2012.

A quoi pouvait ressembler l’armée invincible de Turandot ? La réponse est sur Pinterest.

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25 Adelma, esclave dévouée

Adelma est née dans une famille de commerçants habitués à sillonner les routes de montagnes au milieu de leurs caravanes. Ses parents ont été lourdement endettés après que des brigands khampas ont dérobé la cargaison d’un de leurs convois. Afin de se solder, les marchands ont été contraints de vendre leur petite fille de quatre ans comme esclave. Elle fut achetée par la cour.

À l’époque, le fils puiné du roi était déjà dissimulé au monastère et le lama vint en personne au palais pour annoncer qu’il venait de trouver un nom pour lui. Il le souffla alors aux oreilles d’Adelma alors désignée pour être la future messagère entre le monastère et Timur. Aussitôt, la petite fille se vit menacée des pires représailles sur elle et sa famille, si elle divulguait le nom du prince. C’est ainsi qu’elle grandit dans la crainte et le plus grand dévouement.

À partir de l’âge de huit ans, elle fut chargée d’intégrer incognito les caravanes de marchands faisant halte au monastère au se trouvait Calaf. Elle y transmettait les ordres et les missives de Timur et y récoltait les nouvelles données par le lama. Elle n’était autorisée à voir Calaf que de loin, afin de s’assurer qu’il était vivant et en bonne santé.

Un jour, celui-ci l’aperçut. Il lui sourit et la salua en lui tirant la langue jusqu’au menton. À ce jour, personne n’avait jamais souri à Adelma. Si sa tâche était des plus importantes et même si la religion du royaume prônait la compassion, personne ne la regardait comme un être humain, pas même les moines, ni les lamas. Elle tomba éperdument amoureuse du seul homme qui la regardait comme une personne à part entière, et non pas comme une esclave. Dans le même temps, elle conçut beaucoup d’amertume envers ceux qui la traitaient comme un objet.

Elle réalisa son infortune, le jour où elle dut suivre Timur dans le zhong pour l’ultime combat face à Turandot. Un garde avait ordre de la mettre à mort si jamais la bataille tournait à la défaite, afin que le nom de Calaf ne soit jamais prononcé.

À la place, le soldat secourut son seigneur et maître à la merci du général ennemi. Adelma aida Timur à s’enfuir. Il lui semblait que la vie lui autorisait une revanche. À présent, son roi, si grand qu’il était auparavant, était devenu son égal. La jeune fille s’employa alors à être plus forte et plus solide que lui, dans l’épreuve. Elle le guida du mieux qu’elle put et mendia pour lui.

Enfin, Timur la considéra comme une personne et lui témoigna sa reconnaissance. Il ne jugea pas utile d’affranchir son ancienne esclave : le sort s’en était chargé pour lui.

A quoi pouvait bien ressembler Adelma ? La galerie de portraits pour se donner une idée est ici : pinterest-logo

Sources d’inspiration :

  • SIRONI-DIEMBERGER Maria-Antonella, Tibet, la terre du Dalaï-lama entre passé et présent, Paris, édition White Star, 2011.
  • DESHAYES Laurent, LENOIR Frédéric, L’épopée des Tibétains, entre mythe et réalité, Paris, Fayard, 2002.
  • RADHU, Abdul Wahid, Caravane tibétaine, Paris, Fayard, 1981.

24 Timur, roi des montagnes

Au cours de l’émeute qui secoue la capitale impériale, Calaf reconnaît son père dans le vieil homme qu’il a secouru. Lui qui l’imaginait grand roi et fier guerrier, voit devant lui un vieillard décharné, affaibli, tremblant et aveugle.

Avant l’invasion des troupes de Turandot, le roi Timur, le père de Calaf, régnait sur un vaste royaume couvrant les « sommets près des dieux ». Au fait de sa puissance, il était le maître de nombreuses seigneuries et monastères, lesquels lui avaient prêté allégeance. Eux-mêmes maintenaient l’ordre auprès du petit peuple.

Timur a eu une réputation de grandeur lui venant d’un ancêtre devant lequel une montagne se serait inclinée pas moins de neuf fois. De plus, le sang du peuple du plateau du Kham coule dans ses veines. Les habitants de cette contrée sont célèbres pour leurs aptitudes au combat et leur tradition de brigandage. Cet héritage a fait de Timur un souverain redouté, en particulier de l’empereur Altoum, le père de Turandot. Les deux hommes se sont livrés une lutte sans merci, dont le roi des montagnes est toujours sorti vainqueur par sa connaissance du terrain. Néanmoins, il n’a jamais relâché sa vigilance, malgré ses victoires.

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Pour s’assurer de stabilité de son royaume et de puissantes alliances, il a pris huit épouses, toutes filles de grands seigneurs ou de rois. Il a élevé son fils aîné, Karma, dans les arts du combat et de la stratégie. Si celui-ci devait tomber sur le champ de bataille, Timur a prévu de donner le pouvoir à son second fils, Calaf, né de sa troisième épouse. Pour plus de sûreté, il l’a fait enfermer dans un monastère, à la fois pour le dissimuler au regard de  l’ennemi et le prendre ainsi par surprise, et pour le protéger de la jalousie de ses autres épouses. Afin que le secret soit parfaitement gardé, Timur a refusé que lui-même, sa troisième épouse et toute sa cour connaisse le nom de son fils.

Seules deux personnes dans tout le royaume savent l’identité du prince : le lama qui lui a donné son nom et l’a recueilli dans son monastère, et la très jeune esclave qui fait la liaison entre la cour et le monastère.

Il s’avère que Timur a eu raison de prendre autant de précautions. Turandot, qui a tout appris des erreurs de son père, se révèle être bien meilleure stratège que lui. À l’aide de sa puissante armée, elle met en déroute les défenses du roi des montagnes et tue son fils aîné. Timur tente une ultime résistance, réfugié dans un zhong, une forteresse nichée au sommet d’une montagne. Peine perdue ! Le siège est un succès pour les troupes de Turandot et le roi est à la merci d’un général qui lui fait brûler les yeux. Non content de lui faire perdre la vue, il veut aussi le priver de parole et s’apprête à lui couper la langue.

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Le roi déchu est secouru par ses derniers hommes vivants et s’enfuit du zhong avec Adelma, l’esclave qui connaît le nom de son fils puîné. C’est en mendiant misérable que Timur, jadis si grand, erre sur les routes, avec la jeune fille qui le guide. Le hasard les fait entrer dans la capitale de leur ennemie jurée. Depuis, ils se terrent dans les bas-quartiers en espérant ne pas être reconnus par les agents de l’impératrice.

L’émeute due à l’exécution du prince de Perse les a surpris alors qu’ils mendiaient dans la rue. Depuis de longues années, Timur se sent, à présent, en paix d’avoir auprès de lui ce fils qu’il ne connaît que par missives.

Pour savoir à quoi aurait pu ressembler Timur, cliquez ici pour accéder à la galerie de portrait.
Vous pouvez également faire connaissance avec le peuple des plateaux du Kham en cliquant ici.

Sources d’inspiration :

  • SIRONI-DIEMBERGER Maria-Antonella, Tibet, la terre du Dalaï-lama entre passé et présent, Paris, édition White Star, 2011.
  • DESHAYES Laurent, LENOIR Frédéric, L’épopée des Tibétains, entre mythe et réalité, Paris, Fayard, 2002.
  • DESHAYES Laurent, Histoire du Tibet, Paris, Fayard, 1997.

23 Le début de l’émeute

À Calaf qui vient d’arriver en ville, l’ancienne concubine devenue fille de joie raconte qu’il ne pleut plus sur la ville depuis bien longtemps. Le vent sec brasse alors tout ce que la capitale  contient comme poussières, de miasmes, d’effluves capiteux et de relents d’eau stagnante provenant des canaux. Il empoisonne l’esprit des habitants. Ceux-ci deviennent fous régulièrement, en particulier lorsque l’impératrice fait exécuter ses prétendants et que l’odeur du sang se répand dans les rues.

Très étonné, Calaf demande à en savoir plus. La jeune femme explique tristement, non sans une once de colère dans la voix, que Turandot veut que les hommes lui fichent la paix. Elle souhaite diriger seule sa vie et gouverner son empire sans la tutelle d’un époux.

Elle est interrompue par des braillements d’une sauvagerie inouïe et de forts ricanements. Dans la rue, la nouvelle court que le prince de Perse va être exécuté, le soir même. La rumeur se change en tumulte. L’excitation et le vacarme arrachent les joueurs à leurs tables et les clients des chambres des prostituées.

L’un des hommes  monte sur une table et déclame de façon grotesque le discours que toute la capitale connaît maintenant par cœur :

« Honorable peuple de la cité impériale, il a été décrété comme suit : Turandot la pure, épousera celui qui, de sang royal, résoudra les trois énigmes qu’elle posera. Mais qu’il vienne à échouer dans son entreprise et sous le glaive il devra incliner son orgueilleuse tête[1]. »

A ces mots, tous les clients sortent se joindre à l’émeute ; laissant seuls les filles de la taverne et Calaf. Ce dernier regarde d’un air médusé, les passants enragés qui réclament la tête du prince de Perse. Malgré la clameur, il entend distinctement un cri désespéré. Une jeune fille hurle « Mon vieux maître est tombé ! Qui m’aidera à le relever ? » Pour éviter qu’il ne soit piétiné, le prince fend la foule et prend le vieil homme dans ses bras. Il le transporte en sécurité à la taverne, suivi de la jeune fille. Pendant que les pensionnaires de la taverne s’affairent à soigner les blessures du vieillard, Calaf remarque le sceau gravé sur le pommeau de sa dague. Il reconnaît l’insigne de sa famille, ainsi que son père dans cet homme si frêle et aveugle.

[1] Texte originale tiré du livret de l’opéra, écrit par Giuseppe Adami et Renato Simoni. Collectif, Turandot, Paris, édition Premières loges L’avant-scène opéra, 2004.