40 Les maîtres du cimetière

Tout le cimetière danse furieusement, mis à part Calaf, pétrifié par le spectacle surnaturel et effrayant qui s’offre à lui. Le plus terrible à voir est la danse de Kâli qui s’agite de façon démente, animée de toute sa rage. De son épée, elle tranche tous les esprits se trouvant sur son passage et de sa langue pendante, elle lape leur leur sang avant qu’il ne s’écoule sur terre. À ses cris, une armée de divinités courroucées descendent des nuages. Leurs grimaces, leurs yeux révulsés et leurs dents aiguisés les font ressembler à des démons. Ce n’est pourtant pas le cas, et c’est bien aux démons qu’ils s’en prennent, armés de sabres et de poignards.

Des entrailles de la terre, des squelettes tout sourire sortent par des failles. Calaf reconnaît des maîtres du cimetière. Les moines de son monastère reprenaient leurs danses lors de grandes fêtes. Les squelettes symbolisaient l’évolution de l’esprit vers l’Éveil, la conscience claire comme les os débarrassés de la chaire. Ils bondissent joyeusement autour de Calaf, l’invitant à danser avec eux. L’un d’eux tient une figurine à l’effigie de Calaf et la transperce d’un coup de poignard.

Terrifié, le jeune prince voudrait plutôt fuir et se cacher. La dakini le retient. Elle lui murmure à l’oreille que le maître du cimetière a tué son ego. À présent, Calaf se doit de bien regarder toutes les forces à l’œuvre pour le protéger et le guider. Qu’il garde en tête l’image des danses et des combats quand il devra faire des choix et se trouver de nouveau submergé par la beauté de Turandot. Qu’il repense à cette nuit s’il doit répondre aux énigmes. Qu’il ne craigne pas la mort car elle peut représenter la fin des tourments de l’ego.

La dakini le pousse vers la ronde des maîtres du cimetière. En dansant avec eux, Calaf sent naître en lui, des forces nouvelles et son esprits s’éclaircir. Après cette nuit, même si sa vie est en grand danger, plus rien ne pourra l’effrayer.

Sources d’inspiration :

  • CLÉMENT Catherine, Promenade avec les dieux de l’Inde, Paris, Points, 2007.
  • ANGOT Michel, Les mythes de l’Inde, Paris : Seuil, 2019.
  • RICARD Matthieu, Moines danseurs du Tibet, Paris : Albin Michel, 1999.
  • Collectif, Visages des dieux, visages des hommes. Masques d’Asie, Collection Albums Beaux Livres – Hoëbeke, Série Abbaye Daoulas, Gallimard, 2006.
  • DISNEY Walt, Fantasia, séquence « Une nuit sur le mont chauve », Marne-la-Vallée : The Walt Disney Company, 2010.

Quelques vidéos de la Danse des Squelettes selon le bouddhisme tibétain :

Tibetan Skeleton Dance [Live at the 2002 Smithsonian Folklife Festival] – YouTube

Tibetan Skeleton Dance – YouTube

Skeleton Lords n Tibetan Horns n more at Gedong Festival Songzanlin in Shangri-La – YouTube

Plus d’image sur

30 Beautés fatales

Après l’exécution du prince de Perse, les seuls dans la foule furieuse à ne pas céder au délire collectif sont Calaf et Adelma. Fraîchement arrivés dans la capitale, ils n’ont pas encore été empoisonnés par l’air vicié de la cité et ne se sont pas laissés gagner par la rancœur à l’encontre de l’impératrice. Tapis dans une ruelle, ils attendent que l’émeute dévastatrice passe son chemin. Cependant, comme les cinquante autres prétendants, Calaf a été frappé par la beauté de Turandot. Une beauté fatale qui lui fait perdre la raison et le met en danger de mort.

Publié en 1924, l’opéra Turandot vient au terme d’un courant artistique où le thème de la femme coupeuse de têtes est récurent et dont l’âge d’or se situe à la fin du XIXe siècle. Judith et surtout Salomé sont deux figures majeures de cette époque, maintes fois célébrées par les peintres, les écrivains, les illustrateurs, les compositeurs,…

Salomé-_a_tragedy_in_one_act_pg_79

Illustration d’Aubrey Beardsley pour la tragédie d’Oscar Wilde, « Salomé ».

 

Elles fascinent d’autant plus, qu’à la violence qu’elles incarnent, elles ajoutent un érotisme ostentatoire. Le plaisir qu’elles éprouvent à donner la mort est sans équivoque. Elles sont parées d’ornements venus d’un Orient fantasmé qui les rendent plus mystérieuses et accentuent le désir. Leur beauté sert d’appât et de piège.

490px-Franz_von_Stuck_Salome_II

Franz Stuck, « Salomé »

 

Cette époque est l’âge d’or de la femme fatale et des demi-mondaines susceptibles de ruiner des fortunes, des vies, voire des dynasties. Elles brisent radicalement les obligations de discrétion et d’effacement auxquelles sont traditionnellement tenues les femmes. C’est aussi en ce temps-là que Freud fait le lien entre décapitation et castration. Plus tard, la décapitation d’un homme par une femme sera associée à la vengeance post-défloration, ainsi qu’à un jeu pervers et masturbatoire.

Gustav KlimtJudith I, 1901 Öl auf Leinwand 84 x 42 cm

Gustav Klimt, « Judith et Holopherne 1 »

Turandot s’inscrit pleinement dans cette lignée de femmes fatales. Comme elles, elle apparaît comme monstrueuse à plusieurs égards. D’abord elle inverse le rapport de force traditionnel, en prenant le pouvoir sur les hommes. Puis elle leur coupe la tête afin de se prémunir d’un éventuel viol qui la priverait de son intégrité et de sa puissance. Par conséquent, sa beauté qui attire tant de soupirants, est une véritable malédiction. Cette beauté si incompatible avec sa violence la rend terrifiante.

Turandot, comme Judith ou Salomé, est un scandale à elle toute seule. Elle réveille la peur profonde de réduire les hommes à néant, en gérant son empire et sa vie par elle-même, sans l’aide d’un époux. Un simple regard vers elle a été fatal à Calaf. Convoiter cette femme signifie pour lui qu’il encourt la mort. L’enjeu pour lui est de se rapprocher de Turandot, tout en restant en vie.

Les beautés fatales, consœurs de Turandot, célébrées dans l’Art, sont à retrouver dans cette galerie :  pinterest-logo

Sources d’inspiration

  • KRISTEVA Julia, Visions capitales : art et rituel de la décapitation, Paris, La Martinière, Fayard, 2013
  • DI STEFANO Eva, Gustav Klimt, l’or de la séduction, Paris, Gründ, 2007
  • LAURENS Camille, Les fiancées du diable. Enquête sur les femmes terrifiantes, Paris, Editions du Toucan, 2011
  • TRITTER Jean-Louis, Mythes de l’Orient en Occident, Paris, Ellipse, 2012